Catherine Dorion
depuis que nous avons libéré le temps
la ville est en révolution constante
nous ne savons pas encore très bien où ça s’arrêtera (si ça s’arrête)
en tous cas nous faisons connaissance avec les gens qui vivent dans nos rues
pleins d’une joie nouvelle et partagée
celle d’avoir soutiré l’avenir aux planifications
qui l’enchaînaient jusqu’à aujourd’hui
celle d’avoir reconquis le temps, notre temps
là où hier il n’y avait que transit
adultes et enfants passant d’un intérieur à un autre sans flânage
là où hier le temps
accroché aux rouages froids du productivisme
propulsait nos corps vers l’avant
et nous donnait mal au coeur
aujourd’hui il y a comme un grand choc d’arrêt
ce matin nous sommes nombreux à palabrer au coin de la rue
cet après-midi au milieu du parc ils ont décidé de faire un feu qui tiendra jusqu’au milieu de la nuit
nous avons accumulé beaucoup de choses à nous dire
pendant tout ce temps passé à courir les yeux fermés
vers une heure du matin les adultes
comme saoulés par la chaleur
débordent du parc
bouclent la rue avec des autos stationnées en travers
et se mettent à danser
sur la guitare un peu désaccordée
d’un musicien
heureux de voir son œuvre prendre vie
sur les sourires relaxes des danseurs
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Nous nous sommes réappropriés deux églises que nous avons transformées en grands parcs intérieurs pour l’hiver. Nous les chauffons à douze degrés, les gens sont là, en manteaux, les joues rouges, ils font de l’artisanat, vendent des choses, font des blagues, font rebondir leurs rires sur les murs. Les architectes sont contents : parmi les étoiles et les anges du plafond, ils ont pratiqué de grands puits de lumière qui jettent d’épais rayons jaunes jusqu’au plancher, où des groupes d’amis s’assoient dans la chaleur pour jouer aux échecs, ou cartes, ou pour se raconter leurs peines. Des cierges plantés direct sur le sol brûlent autour d’eux. C’est très beau.
Les enfants courent en haut, ils jouent à la guerre, on les oublierait presque si leurs cris ne se réverbéraient pas dans l’espace comme pour nous enrober d’un fond sonore rassurant.
Une dizaine d’adultes sont installés près de l’autel : il ont une discussion animée sur ce qu’ils seront obligés de faire si les autorités reviennent.
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Nous travaillons ce matin sur l’un des plus hauts toits du quartier. Célestine répare la verrière : des fuites d’eau dans les deux coins nord. La moitié d’entre nous connaît la routine, l’autre moitié apprend. Les légumes poussent bien et nous pourrons repartir avec pas mal de bouffe à distribuer dans nos blocs.
À midi, il fait déjà trop chaud dans la serre malgré l’hiver qui ne veut pas partir dehors, nous ouvrons une fenêtre et tout le monde soupire d’aise.
C’est la pause. Samuel a amené un gros plat plein de végépâté, tout le monde pige dedans sauf Matthias qui nous traite de granols. On finit le pain d’hier avant qu’il ne soit trop sec. L’eau du robinet n’a pas complètement nettoyé nos mains qui sont encore brunes, comme teintes par la terre. Nos corps sont allèges et nos têtes sont libres. Nos cœurs ne sont plus serrés, ils ont repris leur ampleur normale. L’air est bon, la présence des autres est bonne, il semble que notre angoisse sociale ait disparu, mais nous n’osons pas encore nous en réjouir, nous n’en parlons pas trop, nous avons été habitués longtemps à la grisaille et nous savons que la joie prendra quelque temps à s’incruster. Mais au moins nous la goûtons. Nous goûtons au moment.
Autour de nous, des dizaines d’autres toits, tous coiffés d’une verrière comme la nôtre, et des centaines d’humains du quartier qui dînent dedans, comme nous.
En bas, les écoliers de quatrième année, encadrés par quatre-cinq graffiteurs de métier, font une murale avec des bonbonnes, ils sont vraiment cute avec leurs petits masques. Ils décorent les murs gris et plates d’une tour à condos, à la demande de ses habitants.
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Nous avons repris trois terrains vagues où nous avons installé des yourtes avec chacune trois grands panneaux solaires pour le chauffage. Ce sont des universités improvisées, des cours de toutes sortes s’y donnent, c’est toujours plein. Mais sont-ce réellement des cours, ou plutôt de larges discussions libres? De l’extérieur, on entend les exclamations, les débats et les rires. Les soirs de neige, la lumière qui émane des yourtes crée autour des terrains vagues un halo qui donne aux passants l’impression d’être au milieu d’une galaxie en mouvement. Et c’est ce que nous sommes devenus : des galaxies en mouvement. Le temps est de nouveau entre nos mains, et alors, l’espace aussi.
Nous suivons les nouvelles publiées par nos voisins, par nos comités et par les autres quartiers de la ville. Nous sommes nombreux à accourir lorsque l’un de nos lieux se trouve menacé par les réactionnaires. La lutte n’est pas terminée et nous apprenons tranquillement à vivre avec l’idée qu’elle ne le sera peut-être jamais. Les réunions politiques improvisées qui ont lieu dans les écoles après les heures de cours ou dans les plus grands appartements de la rue sont animées par un fort sentiment de nécessité. Nous cuisinons en discutant. Ça évite de passer trop de temps aux fourneaux quand on retourne à la maison.
Les écoles, maintenant gérées par des comités de parents, ont banni les devoirs. Le soir les gymnases et les rues se remplissent de games de hockey bottines et de drapeau. Dans les cafés, après l’école, des groupes de musiciens jouent un peu partout et les enfants, qui autrefois prenaient des cours de musique sans trop savoir pourquoi, regardent aujourd’hui les musiciens avec plein de pépites dans les yeux, ils veulent devenir « eux », ils apprennent en regardant. En rentrant à la maison ils passent soudainement beaucoup de temps sur une guitare ou un clavier, ou chez la fille qui habite coin 6ème rue et Canardière, qui enseigne l’accordéon à temps perdu.
Nous célébrons le temps tous les jours, nous lui vouons presque un culte. Dans chaque racoin de la ville, on aperçoit les signes de cette révolution : les humains ont repris leur espace et s’y accrochent. Maintenant, ils créent cet espace à leur image, à l’image de leurs désirs communs qui se déploient pour la première fois depuis très, très longtemps. Nous n’avons pas de résultat précis en tête. Le résultat que nous espérions quand nous nous battions, nous l’avons obtenu : c’est la création constante, en commun. Nous avons réussi.